La renommée d’Edvard Grieg hors de Norvège repose sur deux « tubes » : Le Concerto pour piano et la Suite de Peer Gynt, les deux arbres qui cachent la forêt. Le piano, seul ou accompagnant la voix, est l’essence principale, à tel point que Grieg est parfois désigné comme le « Chopin scandinave ».
Ce raccourci fait fi de l’originalité profonde d’une œuvre largement enracinée dans la culture norvégienne, en particuliers les chants et danses populaires.
Les soixante-six Pièces lyriques pour piano ont été composées au fil de l’eau, durant trois décennies et demie. Le premier recueil, l’opus 12, date de 1867. Le dixième et dernier, l’opus 71, a été écrit en 1901.
Ces miniatures ont chacune un titre, souvent évocateur : Des années de jeunesse, Danse des fées, Tombée du jour, … La plupart épousent une forme tripartite : A - B - A. Les premières sont de facture assez simple. La matière s’enrichit progressivement; l’écriture devient plus audacieuse. Debussy et Ravel s’en inspireront à l’occasion. L’ensemble s’écoute bien, mais tout n’est pas transcendant, loin s’en faut. L’enjeu majeur, pour les interprètes, est le suivant : Comment jouer cette succession de saynètes en maintenant l’intérêt ? Quelques pianistes ont gravé les soixante-six pièces. D’autres se limitent à trois ou quatre recueils. La plupart préfère s’en tenir à une sélection. Les trois formules se valent. Choisissez la vôtre.
Pour découvrir : la sélection du chef
Emils Guilels (1974) êêêê ²²²
La sélection
Arietta op. 12 n° 1, Berceuse op. 38 n° 1, Papillon op. 43 n° 1, Voyageur solitaire op. 43 n° 2, Feuille d’album op. 47 n° 2, Mélodie op. 47 n° 3, Danse norvégienne op. 47 n° 4, Nocturne op. 54 n° 4, Scherzo op. 54 n° 5, Mal du pays op. 57 n° 6, Ruisseau op. 62 n° 4, De retour à la maison op. 62 n° 6, Dans l’esprit d’une ballade op. 65 n° 5, Le Menuet de Grand-Mère op. 68 n° 2, À tes pieds op. 68 n° 3, Près du berceau op. 68 n° 5, Il était une fois op.71 n° 1, Lutin op. 71 n° 3, Passé op. 71 n° 6, Réminiscences op 71 n° 7.
Le grand pianiste russe est le premier à graver un véritable panorama des Pièces lyriques. Au sein des dix recueils, il en choisit une vingtaine. Certaines seront très populaires auprès de ses successeurs : l’Arietta, Papillon, Ruisseau et la sublime Mélodie Ecouter.
L’interprétation
Les années, les décennies passent, ce disque reste un sommet inatteignable, dans sa catégorie. Guilels a créé son opus, son recueil, ses Pièces lyriques à lui, captant d’emblée l’essence de chacune d'entre elles. Tout semble couler de source. Mais la simplicité n’est qu’apparente. Une écoute attentive permet de discerner de subtiles variations d’éclairage, un vrai sens de la mise en scène. Notre homme crée un climat avec trois fois rien, mais n’en reste pas là. C’est un conteur éclairé. Voilà pourquoi ces Pièces lyriques sont si caractérisées, malgré la modestie des moyens expressifs. Guilels est l’humble serviteur d’une musique qui reste à découvrir, dans d’autres versions, d’autres configurations. Ecouter
Andrei Gavrilov (1993) êêê ²²²
La sélection
Arietta op. 12 n°1, Berceuse op. 38 n°1, Papillon op. 43 n°1, Voyageur solitaire op. 43 n°2, Au printemps op. 43 n°6, Feuille d’album op. 47 n°2, Mélodie op. 47 n°3, Danse norvégienne op. 47 n°4, Jeune berger op 54 n°1, Marche norvégienne op. 54 n°2, Marche des trolls op. 54 n°3, Nocturne op. 54 n°4, Scherzo op. 54 n°5, Mal du pays op. 57 n°6, Ruisseau op. 62 n°4, Dans l’esprit d’une ballade op. 65 n°5, Jour de noces à Troldhaugen op 65 n°6, A tes pieds op. 68 n°3, Près du berceau op. 68 n°5, Il était une fois op.71 n°1, Soir d’été op. 71 n°2, Lutin op. 71 n°3, Passé op. 71 n°6, Réminiscences op 71 n°7.
Le programme semble très proche de celui de Guilels. Mais Gavrilov, pianiste russe lui aussi, ne veut pas de Retour à la maison pour danser le Menuet de Grand-mère. A l’inverse, il tient à assister au Jour de noces à Troldhaughen, veut converser avec le Jeune berger, surprendre la Marche des trolls et entamer la Marche norvégienne, que ce soit Au printemps ou lors d’un Soir d’été. Sélection plus large, donc. Deux des plus beaux recueils sont privilégiés : les opus 54 et 71.
L’interprétation
Presque vingt ans après Guilels, Gavrilov sait qu’il sera jugé à l’aune de son ainé. Outre le programme, il s’en démarque par le style. Le pianiste cherche la pierre philosophale. Les moyens servent cette ambition : conduite infaillible, précision absolue, art du legato, toucher digne d’un Claudio Arrau. On se rapproche parfois du Liszt épuré de la grande maturité. Tout est pensé, pesé, millimétré, même les intertitres, bien plus longs que chez les concurrents. On a le temps de se préparer au morceau suivant. La préméditation est avérée. « Voyez comme je joue bien » semble nous dire l’artiste. Ecouter
Elena Filonova (2007) êêê ²²
La sélection
Arietta op. 12 n°1, Berceuse op. 38 n°1, Papillon op. 43 n°1, Au printemps op. 43 n°6, Mélodie op. 47 n°3, Marche des trolls op. 54 n°3, Scherzo op. 54 n°5, Le Son des cloches op. 54 n°6, Jours écoulés op 57 n°1, Ruisseau op. 62 n°4, Dans l’esprit d’une ballade op. 65 n°5, Jour de noces à Troldhaugen op 65 n°6, Le Menuet de Grand-Mère op. 68 n°2.
La pianiste russe (et de trois !) se limite à treize pièces, n’en retient aucune de l’opus 71. Mais c’est la seule à nous faire entendre le Son des cloches et à nous proposer deux compléments : la Sonate op. 7 et la Scène de carnaval op. 19 n°3, qui valent le détour.
L’interprétation
Oubliées les hauteurs de la version précédente, retour à des joies simples, aux plaisirs de la vie. Nous sommes sous le charme de ce piano sensuel et lumineux, de la fluidité du jeu. Elena Filonova est une spécialiste de la ligne infléchie, des petits ralentis, des changements d’atmosphère. Les évocations de la nature, des fêtes au pays sont particulièrement réussies. Le Jour de noces à Troldhaugen baigne dans un climat ambigu, extrêmement troublant. Les pièces plus contemplatives sont moins convaincantes. Mais Le Son des cloches tient de la magie. Ecouter plages 1 à 13
Leif Ove Andsnes (2001) êê ²
La sélection
Arietta op. 12 n°1, Valse op. 12 n°2, Mélodie norvégienne op. 12 n°6, Chant populaire op 12 n°5, Canon op. 38 n°8, Elégie op. 38 n°6, Valse op 38 n°7, Mélodie op. 47 n°3, Marche des trolls op. 54 n°3, Nocturne op. 54 n°4, Gade op. 57 n°2, Illusion op. 57 n°3, Mal du pays op. 57 n°6, De retour à la maison op. 62 n°6, Ruisseau op. 62 n°4, Vision de rêve op. 62 n°5, Sylphide op. 62 n° 1, Près du berceau op. 68 n°5, Jour de noces à Troldhaugen op 65 n°6, Soir dans les montagnes op. 68 n°4, À tes pieds op. 68 n°3, Soir d’été op. 71 n°2, Passé op. 71 n°6, Réminiscences op 71 n° 7.
Un norvégien, enfin ! Le lauréat des musiciens classiques pour le nom le plus difficile à prononcer. Andsnes (à vos souhaits) se démarquent nettement de ses camarades russes : Quatorze pièces absentes de la sélection de Guilels, douze non retenues par Gavrilov. Programme très complémentaire, donc.
L’interprétation
C’est une bonne idée de jouer sur le Steinway 1892 de Grieg, dans sa maison de Troldhaulgen. Hélas, un affreux lutin rôde : l’ingénieur du son. Mal enregistré, de trop loin, ce piano blafard est une casserole dans les sections rapides. La Marche des trolls vire au cauchemar. La peur qui surgit du Passé glace le sang. De ci de là, l’atmosphère s’allège, la beauté affleure. Andses est un maître de la nuance et des contrastes, EMI l’ennemi, la voix de son traître. Ecouter
Shani Diluka (2006) êê ²²²²
La sélection
Arietta op. 12 n°1, Papillon op. 43 n°1, Au printemps op. 43 n°6, Impromptu op.47 n°1, Mélodie op. 47 n°3, Marche des trolls op. 54 n°3, Nocturne op. 54 n°4, Jours écoulés op 57 n°1, Ruisseau op. 62 n°4, A tes pieds op. 68 n°3, Lutin op. 71 n°3, Réminiscences op 71 n°7.
Douze pièces seulement, mais nous avons droit au délicieux Impromptu qui ouvre l’opus 47 et au célébrissime Concerto pour piano en complément.
L’interprétation
Nous sommes toujours chez Grieg, à son piano. Mais cette fois-ci les finesses de texture de l’instrument sont parfaitement restituées. Plastiquement, c’est superbe. Le style, très chiadé, laisse perplexe. La pianiste déploie des trésors de raffinement pour une musique qui n’en demande pas tant. Les climats sont aux abonnés absents. Alors, authentique création artistique ou exhibition acoustique ? Les deux, peut-être. Ecouter plages 1 à 12
Pour mieux connaitre : les recueils en entier
Leif Ove Andsnes (1992) êêêê ²²²
Opus 43, 54 et 65
C’est un magicien de la petite forme qui nous offre ces dix-huit Pièces lyriques dans leur assemblage d’origine : le recueil. Sur piano moderne, bien capté, Andsnes révèle la nature instable de ces miniatures et négocie les contrastes avec un naturel confondant, de l’évanescence à la plus grande fermeté. C’est un aquarelliste, émerveillé mais attentif au moindre détail. Il caresse le clavier, libère des pianissimos de rêve, des graves stratosphériques. Nous conseillons l’écoute de nuit, toutes lumières éteintes. Les compléments : Sonate, autres œuvres pour piano, Concerto, sont de la même eau. Ecouter Disque 2
Pour les passionnées : l’intégrale
Aldo Ciccolini (2004) êêê ²²
Il faut tout arrêter, se caler dans un bon fauteuil pour assimiler ne serait-ce qu’un des dix recueils. Oubliées les évocations : le printemps, les fêtes, les rêveries, les jolies mélodies. Que reste-t-il alors, mon Père ? L’essentiel, mon Enfant. La beauté brute de la pierre, la rugosité de l’écorce, la terre humide. Ecoutez cet instrument, ces sonorités courtes, ces basses puissantes et rocailleuses. Oyez comme le Frère Ciccolini articule ses phrasés, fait des pédales un usage mesuré. Goutez, mon Fils, la félicité des humbles. Ecouter
Hakon Autsbo (2001) êê ²²²
Nul besoin de mise en condition pour apprécier l’intégrale concoctée par notre ami norvégien. Ce piano se boit comme du petit lait, comme un bon vin. De la chaleur, beaucoup de rondeur, le plaisir de la bonne chère. Nous comprenons la volonté d’inscrire la dégustation dans la durée, presque 2h 50 de musique. Un peu moins de son, un peu plus de profondeur, de frimât, de zones d’ombres, feraient le bonheur des explorateurs. Ecouter
Les deux versions de référence
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A écouter également
La Sonate pour piano dans l'interprétation hors norme de Glenn Gould (1971) êêêê ²²²
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