Contrairement à une idée assez répandue, Tchaïkovski n’a pas écrit six symphonies mais sept.
En 1867, le compositeur russe Balakirev suggère à Berlioz d’écrire une symphonie d’après Manfred, le poème dramatique de Lord Byron. Berlioz ne donne pas suite. Quinze ans plus tard, Balakirev fait la même proposition à Tchaïkovski, qui refuse d’abord, puis accepte, après avoir lu le poème lors d’un voyage en Suisse.
La Symphonie est achevée en 1884. Dans une lettre à sa protectrice Nadejda Von Meck, Tchaïkovski évoque une œuvre « composée au prix d’efforts et de difficultés incommensurables » Lors de la création en mars 1886 à Moscou, il envisage de transformer le premier mouvement en poème symphonique et de détruire les trois autres. Il n’en fait rien, heureusement.
La symphonie est en quatre mouvements, quatre tableaux.
1 : Manfred erre seul dans les Alpes, tourmenté par le remord et le désespoir au souvenir d’Astarté, qu’il a aimé et tué lors d’une étreinte passionnée.
2 : La Fée des Alpes apparait à Manfred, au milieu d’un arc-en-ciel créé par une cascade.
3 : La vie simple, pauvre et libre des habitants de la montagne.
4 : Le Palais souterrain d’Ahriman. Orgie infernale. Apparition de Manfred. Invocation et apparition du fantôme d’Astarté. Manfred est pardonné et meurt en paix.
Ce programme, au mieux prête à sourire, au pire frise le ridicule. Le texte de Byron mérite sans doute une lecture. Nous pensons que cette musique magnifique se suffit à elle-même. Elle reflète les états d’âme de Tchaïkovski en ces années 1883-1884, musicien reconnu mais fragilisé par une nature hypersensible. La musique est un exutoire pour le grand compositeur. Une formidable énergie sourd de cette œuvre. Ne ratez pas la reprise du thème principal à la fin du premier mouvement et le déchainement qui suit. Frissons garantis. La symphonie s’achève par un majestueux choral, où un orgue rejoint l’orchestre, sauf dans les versions tronquées que certains chefs ont enregistrées et que nous avons écartées de la confrontation.
Orchestre National de la Radiodiffusion Française, Constantin Silvestri (1957, mono) êêêê ²²²
Les premiers accords tombent, lentement, mais densément. Premier fortissimo : attaque fulgurante, orchestre déchainé. La tension ne se relâche plus. La reprise du thème en fin de mouvement libère une énergie phénoménale. Dionysiaque est le second mouvement. Brahms s’invite dans l’Andante. On a souvent comparé le final à celui de la Symphonie Fantastique de Berlioz. Mais le modèle est dépassé. Cette bacchanale donne envie de danser. Après l’ultime reprise du thème de Manfred, titanesque, arrive l’orgue, toute voile dehors. Plongée mystique. La symphonie entière est magnifiée par l'alchimie des timbres. C'est le Graal ! La prise de son mono ne gâte pas notre plaisir. Elle est excellente. Ecouter
Philharmonia Orchestra, Riccardo Mutti (1981) êêêê ²²²
Manfred par Mutti, c’est la tragédie, avec tout le confort moderne. Les forces engagées sont considérables, notamment les timbales, les écarts dynamiques impressionnants. Le chef italien cultive l’art de la progression, des transitions étagées. C’est une splendide direction d’orchestre, habitée, narrative, presque toujours d’une haute tenue. Seule la fin du premier mouvement flirte avec le vulgaire, témoin ce coup de gong digne du film le Dernier Empereur Il y a un vrai climat fantastique dans cette version. Des lutins peuplent le scherzo. Les feux de l’enfer parcourent le final, avant une splendide apothéose, irradiée de lumière. Magistral. Ecouter
The Philadelphia Orchestra, Eugene Ormandy (1976) êêê ²²
Le chef américain ne dispose pas d’une phalange aussi prestigieuse que le Philharmonia. Nous gagnons en naturel, en chaleur expressive ce que nous perdons en couleurs et en précision. Les traits de cordes savonnés, les transitions qui flottent, la joyeuse lourdeur du final empâtent un peu la symphonie. Les soli de hautbois sont de la piquette, les phrasés ventrus des violoncelles et des contrebasses, un régal. La Russie est bien loin et on oublie le programme, pas vendu dans la salle. Bien beau tout de même. Allez, on arrête de chipoter ! Ecouter plage 1 Lento lugubre (remastered 2003) et les 3 plages suivantes
USSR Symphony Orchestra, Evgeni Svetlanov (1961) êêê ²
Ambiance sombre et pesante. Le Lento lugubre porte bien son nom. L’acoustique métallique aiguise le tranchant des cuivres. Le souffle épique culmine dans une fin de premier mouvement terrassante. Le Vivace est lent et rustique. L’Andante déçoit : chantant mais pas assez contrasté. Le final retrouve la grandeur initiale et cette tristesse poignante, si profondément russe. Nous avons enfin nos quatre tableaux. Mais quel froid coupant ! Oreilles délicates s’abstenir ! Attention, ne pas confondre avec les deux versions ultérieures de Svetlanov, mieux enregistrées, mais avec un final honteusement tronqué.
Oslo Philharmonic Orchestra, Mariss Jansons (1986) êêê ²²²
Les sept symphonies de Tchaïkovski par Mariss Jansons sont aux petits oignons. Personne n’a été aussi loin dans la défense et illustration de cet ensemble. Voici donc une merveille de clarté, de détails révélés et d’équilibre entre les différents pupitres. A ce degré de perfection formelle, on peut parler de nouveau classicisme dans l’interprétation de Tchaïkovski. Une telle conception a les défauts de ses qualités : un peu trop léchée, pas assez incarnée. Vous redoutez les miasmes du romantisme maniaco-dépressif ? Soyez les bienvenus. Ecouter
Royal Liverpool Philharmonic Orchestra, Vasily Petrenko (2007) êê ²²
Mis à part un scherzo d’une jolie sensualité, cette lecture est assez prosaïque : manque de relief, de puissance, de pouvoir évocateur, une épaisseur qui tire la symphonie à l’horizontal. Ce jeune chef russe privilégie les pupitres avant au détriment des cuivres, rétrécis voire écrasés et des percussions, atones. Mais voilà, notre homme a la foi du charbonnier. Il défend une conception intimiste et chaleureuse…avec les moyens du bord. Ecouter plages 1 à 4
Les deux versions de référence
Le plus beau des poèmes symphoniques de Tchaikovski : Roméo et Juliette. Consulter une discographie comparée
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