vendredi 3 janvier 2014

Les Etudes - Tableaux de Rachmaninov

Pour les amateurs de musique russe, de piano, pour celles et ceux qui aiment sortir des sentiers battus, être surpris, emportés, c’est l’éden, le nirvana. Les sommets d’intensité sont autant de points G, amenés avec une science ébouriffante de la progression et des transitions.
Autant de départs fulgurants, d’accélérations, de mélodies suaves qui se lovent autour de sections rythmiques charnues; qu’elle est bonne la main gauche ! Et ces instants suspendus, avant que ne résonnent carillons, tocsin, glas et autres cloches qui parsèment ces Etudes - Tableaux.


                                        Levitan, peintre russe (1860-1900) : les Cloches du soir        

Pourquoi ce titre : Etudes-Tableaux ? Comme cela est très bien expliqué sur le site internet consacré à Rachmaninov (http://www.rachmaninov.fr) : « Il ne s’agit pas de la traduction sonore des impressions données par une œuvre picturale existante…mais bien de la mise en forme musicale et pianistique de ce qui aurait pu donner matière à une toile ». L’auditeur est  plongé dans un océan d’harmonies, de vagues stratifiées. On peut même parler de piano organique tant la matière est riche, avec deux exceptions : les vaporeuses études op 33 n° 3 et 39 n° 2.

Ces Etudes - Tableaux sont organisées en deux cahiers.
Composé en 1911, l’opus 33 est profondément marqué par le romantisme à fleur de peau des Préludes opus 32, des Concertos pour piano n° 2 et 3. L’opus 39 (1916/17) est plus novateur : études de timbre, climats raréfiés ou paroxysmiques. Le compositeur russe joue les grands écarts. Œuvre passionnante et complexe. Nous conseillons l’abordage sous la latitude 33.

Afin de baliser le parcours, nous suggérons un titre pour chacune de ces pièces :

Opus 33 n° 1 : Marche grotesque
              n° 2 : Mélodie enrubannée
              n° 3 : Sombre méditation
              n° 4 : Caprice obstiné 
              n° 5 : Tempête de neige 
              n° 6 : Fête foraine 
              n° 7 : Douceur matinale  
              n° 8 : Tragédie

Opus 39 n° 1 : Rhapsodie lancinante
              n° 2 : Mer d’huile
              n° 3 : Tourbillons
              n° 4 : Toccata carrée 
              n° 5 : Effusions 
              n° 6 : Le Petit Chaperon Rouge 
              n° 7 : Convoi funèbre - Volée de cloches 
              n° 8 : Rêverie
              n° 9 : Eléphants fugitifs

De très nombreux interprètes, parmi les plus grands : Horowitz, Richter, n’ont jamais gravé les deux cycles complets. Les intégrales restent relativement peu nombreuses : une vingtaine. Bravo et merci à celles et ceux qui se sont investis dans cette tâche. Les deux recueils sont truffés de difficultés techniques. Il faut en plus y mettre le caractère. Cinq pianistes s’en tirent vraiment bien. Eux aussi méritent un titre, une étiquette. C’est parti.


Vladimir Ovchinnikov, l’Architecte (1989)  ²²²
Op. 33 êêê
Op. 39 êêêê

Dans la catégorie « Grand Piano Russe », voici le nec le plus ultra. Des études coulées dans le marbre, de splendides architectures animées d’une énergie magnifiquement dosée. La science des couleurs, la solidité rythmique forcent l’admiration. Le style est proche d’un Richter (qui n’a enregistré que neuf de ces études). On aimerait juste que le pianiste se lâche un peu plus dans l’opus 33. Le degré d'élaboration, la hauteur de vue de l’opus 39 restent inégalés.EcouterEcouter Douceur matinale 

Les Sommets:
Le Caprice obstiné et son staccato bien dessiné, ses jolies fin de phrases.
Tourbillons, qui varie les tempi et les éclairages là ou tant d’autres foncent tête baissée.
La lente élévation de l’Effusion, ses basses de bronze.Ecouter
Une Rêverie d’une tendresse infinie, avec ses notes piquées, cette douce ivresse qui nous étreint dans les dernières mesures.


Nikolai Lugansky, le Jouisseur (1992)  ²²
Op. 33 êêê
Op. 39 êêê

Ancien élève de Tatiana Nikolaïevka, Lugansky fait en 1992 une entrée fracassante dans le monde du disque classique. Il a vingt ans, des mains d’athlètes, une technique sidérante. Il ose tout : contrastes exacerbés, rubato d’enfer, rythmes chaloupés, bien au fond du clavier. Le russe n’est pas en reste côté lyrisme. Cette faconde sied bien à l’opus 33. Les études de timbres de l’opus 39 pâtissent du choix de l’instrument : un piano gonflé aux amphétamines. Too much certes, mais assez irrésistible.Ecouter Volume 1

Les Sommets
La Marche grotesque, très imbibée de vodka.Ecouter
La Fête foraine, ludique, fantasque jusqu’à l’exaltation.Ecouter
La Tragédie, le début mine de rien, puis l’attaque, les coups de griffes, la bête qui détruit tout sur son passage.Ecouter


Nicholas Angelich, l’Artisan (1994)  ²²²²
Op. 33 êêê
Op. 39 êêê

Loin du souffle épique des versions précédentes, le pianiste américain dissèque chaque étude avec une précision d’entomologiste, évitant tout contact avec les effluves du romantisme russe. Les rythmes sont aplanis, les contrastes alambiqués. Ce style très ciselé, prémédité, ce goût pour la litote musicale en agaceront plus d’un(e). Où nous mène-t-on ? Sur les pas de Ravel, de Messiaen ? Au détour d’un microclimat bien amené, on se surprend à écouter du très beau piano. Angelich n’a guère d’affinités avec Rachmaninov, mais il a des doigts de fée.Ecouter

Les Sommets
Douceur matinale, plutôt un nocturne, d’une poésie ineffable.
La Mer d’huile et son ciel immense, l’approche et le passage du navire…ce vide qui nous saisit ensuite, mais que transfigurent des arpèges d’or.
Le Petit Chaperon Rouge, complètement déjanté, à la Tex Avery.


Jean-Philippe Collard, l’Impulsif (1971)  ²²
Op. 33 êêê
Op. 39 êêê

A priori, on imagine mal ce spécialiste de la musique française, connu pour son jeu délicat,  s’attaquer à ce répertoire. Grosse surprise. Le pianiste s’empare des Etudes - Tableaux avec un appétit féroce, une vigueur, une vélocité parfois excessive, comme s’il voulait en découdre avec d'éventuels concurrents. Mais le gaillard a plus d’un tour dans son sac. Il sait aussi faire chanter le piano comme dans du Chopin, nimber les notes, introduire subrepticement des éclats de rêve dans ce monde sauvage.Ecouter volume 2 plages 1 à 17

Les Sommets
Douceur matinale : velour profond qui se tend, se déchire, c’est la chute, l’abime, puis le retour au calme. Mise en scène digne d’un thriller.
La Rhapsodie lancinante, cursive, ondulante, avec ses flamboiements à la Vladimir Horowitz.
Effusions, moins grandiose que chez Ovchinnikov, mais beaucoup plus narrative. La musique qui se creuse puis s’affole; la fin suspendue, miraculeuse.


Vladimir Ashkenazy, le Puriste
Op. 33 (1977, 1981) êêê  ²²
Op. 39 (1973) êê  ²

Voici l’autre ambassadeur du Grand Piano Russe. Dans l'opus 39, Ashkenazy défriche et assèche le terrain, ignore superbement la richesse évocatrice des Etudes. Trop rapide, Il s’enferre dans le carcan d’une prise de son indigente. Merci Decca !
L’opus 33 brille par l’intelligence de la conception, le degré de concentration. Rigueur et puissance suggestive sont enfin compatibles. Le style est bien plus abouti, avec un piano large et charpenté, ouvert sur les vastes horizons de la Russie éternelle.

Les Sommets
La Marche grotesque, creusée comme jamais.Ecouter
Sombre méditation, sans ce début sinistre de tant d’autres versions. Très Legato, sonorités de cloches, résonnances mystiques.Ecouter
Tempête de neige, une fantaisie plutôt. La pièce est d’une clarté extraordinaire, avec une fin troublante, immatérielle.Ecouter



La version de référence




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